La rue du train à Hanoi était un site méconnu sur la carte touristique du pays. Grâce à la magie des réseaux sociaux, ce bidonville devient soudainement un phénomène médiatique qui se place au #2 de Tripadvisor. Alors que le flux de visiteurs est en plein essor, les autorités ont barré l’accès au bout de deux ans. Il est difficile de trancher s’il s’agit du surtourisme alors que les apports bénéfiques sont bien visibles. La réaction de la communauté locale illustre la frontière fragile entre la surfréquentation et la viabilité socio-économique.
Histoire singulière d’un quartier atypique.
Appelé littéralement « quartier de la voie ferrée » en vietnamien, ce hameau long de 500 m est fruit d’une urbanisation récente.
Dans les années 1970, l’État a repris le système ferroviaire initié par les Français à l’époque coloniale. Pour faciliter le travail
des employés de la compagnie du chemin de fer, on leur a accordé des logements à proximité de la gare Centrale. Les familles de
cheminot constituent le premier noyau de la communauté actuelle.
Au fil du temps, les foyers s’aggrandissent. Toutefois, face à la crise du logement, les nouvelles générations n’ont pas réussi
à trouver un nouvel emplacement pour quitter le nid familial. Les habitants sont contraints de faire un peu de bricolage pour optimiser
des espaces existants. C’est pourquoi les étages s’ajoutent les uns après les autres. Par la force des choses, les résidents sont habitués
à la nuisance sonore et la vétusté des infrastructures.
Les deux décennies 1980-1990 ont vu un changement considérable dans la structure sociale du quartier. Les familles nombreuses de cheminot
ne pouvaient plus vivre dans les espaces trop exigus et insalubres. Elles les ont loués aux travailleurs issus de la campagne. C’est cette
classe ouvrière qui compose 80% de la démographie actuelle du quartier. Par conséquent, c’est devenu un hameau-dortoir. On y trouve un
large éventail de professions libérales : collecte de quincaillerie, cordonnerie, coiffure, nettoyage de mobylette, etc.
Dans un hameau long d’un kilomètre, la vie est rythmée autour des rails. En journée, les chaussées sont une véritable extension spatiale
des familles. En symbiose, on s’en sert pour faire la cuisine, sécher des vêtements, élever des poules, ou nettoyer des cages à oiseaux.
En fin d’après-midi, toute la vie sociale se passe dehors. Les gosses rentrent de l’école en traversant le passage à niveau. Issus de la
campagne, la plupart des habitants du quartier conservent le mode de vie communautaire comme dans leurs villages d’origine. C’est dans cet
instant précis qu’on comprend pourquoi Hanoï est une ville villageoise.
Au bout de 40 ans d’existence, les gens du quartier ont appris à s’adapter au danger en permanence. Ils ont acquis une aptitude hors pair
pour faire face à l’insécurité du lieu. Leur méthode de surveillance se base sur la collaboration collective. Dès qu’on entend le cri du
train de loin, tout le monde se met en état d’alerte. On regarde autour de soi pour s’assurer que personne ne traverse des voies par
négligence. L’intervention anticipative des habitants remplace par défaut les barrières de sécurité. C’est pourquoi ils n’ont jamais eu
d’accidents.
À l’écart de l’effervescence de la capitale, ces gens travaillent fort pour gagner leur vie. En toute discrétion, ils mènent une vie
tranquille en communauté soudée. Et puis soudainement, ce quartier populaire tant boudé par les Hanoïens, devient un phénomène médiatique.
Succès Instagram et surfréquentation :
Tout a commencé en 2017. Par hasard, les journalistes vietnamiens ont découvert le quartier de la voie ferrée sous l’angle inédit. Ils
furent surpris par le mode de vie des habitants et le décor qui nous rappelle des années 1980. Très inspirés par la nostalgie de cette
époque, ils ont exploité à fond le sujet lors d’un reportage télévisé. L’émission a suscité la curiosité de National Geographic. À son
tour, cette chaîne a réalisé un autre reportage avec une portée beaucoup plus internationale. Quelques mois plus tard, la voie ferrée est
devenue un nouveau sanctuaire pour les amateurs de vie virtuelle. La chaîne CNN l’appelle la « rue selfie ».
En deux ans à peine, un endroit naguère « hors des entiers battus » devient soudainement un lieu ultra bondé. En novembre 2018, 7000 images
ont été taguées avec #trainstreet sur Instagram. En octobre 2019, il y en a eu plus de 26,000 avec le tag. Sur Tripadvisor, la rue du train
était à la deuxième position parmi 107 attractions d’Hanoï.
Le quartier attire à la fois le public vietnamien et étranger pour les raisons assez diverses. Pour les Vietnamiens, c’est peut-être le
dernier endroit où on peut « capter » un instant du passé. Plusieurs générations ont vécu la misère des années 1980. Face à la modernité
effrénée, cette période leur manque. Pour les étrangers, c’est le désir d’exotisme qui les motive. La plupart des touristes viennent des
pays développés où leur vie quotidienne est biberonnée par une foule de mesures de sécurité. Assister à une scène anormale leur donne une
sensation de liberté éphémère. Quel que soit le motif, tous les visiteurs se comportent de la même façon. Ils cherchent une expérience
hors du commun et prennent beaucoup de photos selfie. Lors des « heures de pointe », on voit à peine des rails envahis par la foule.
La voie ferrée se transforme littéralement en une rue piétonne.
Tout devient un décor d’Universal Studio où les touristes se prennent pour les acteurs d’un film d’action. Obsédés par les poses d’Instagram
parfaites, ils inventent toute sorte de position. La créativité n’a pas de limite! Le comportement inapproprié des touristes est très critiqué
par Fodor’s Travel.
Force est de constater que tous ceux qui se posent sur les rails sont des jeunes en quête de sensation forte. Peu de visiteurs s’intéressent
vraiment à comment les résidents locaux vivent. Toute leur attention est portée sur le passage du train. À l’image d’un défilé de mode, l’arrivée
des locomotives est attendue comme une top modèle. Sur les deux côtés, les spectateurs sont excités et hurlent comme s’ils voyaient Brad Pitt.
Le rapport entre les touristes et les locaux se réduit souvent à une simple transaction mercantile. Pour profiter de l’achalandage, tout un
écosystème commercial est créé : boutique de souvenir, art, habillement.
Pour plaire aux touristes, certains cafés ont tendance à dépasser les
limites. Plusieurs tables et chaises sont carrément posées en plein milieu des rails. La présence provocatrice de mauvais goût met en danger
la vie des visiteurs qui ne savent pas quand les trains vont les écraser.
Derrière les photos sublimes se cache une vérité nue : voyeurisme et narcissisme. Dans un lieu aussi bondé, les visiteurs ne se côtoient pas.
Les yeux rivés dans les appareils photo et smartphones, ils sont complètement dans leur bulle égocentrique. C’est un profil typique à l’ère
des réseaux sociaux. Concrètement: Prendre des photos narcisse, Photographier des habitants comme si c’étaient des objets dans un musée,
Fréquenter un café pour profiter du wifi gratuit et poster ses photos sur les réseaux sociaux, Attitude « checklist » : la durée moyenne
passée est 30min et on enchaîne le spot suivant.
Le développement anarchique du lieu est rapidement dans le viseur des autorités locales. En octobre 2019, l’État a déployé des policiers
pour interdire l’accès.
Fermeture controversée et tension sociale :
Sous prétexte de garantir la sécurité, les autorités ont verrouillé tout le quartier sans consulter l’avis des résidents. C’est un pur hasard
que les autorités auraient tué le tourisme de masse dans l’œuf. Par contre, la fermeture forcée de la voie ferrée a suscité beaucoup de
polémique dans la presse locale. La censure d’information veut que l’opinion publique soit alignée avec la décision de l’État. Ainsi, la
plupart des médias dénoncent le comportement « débile » des visiteurs et les commerces illicites.
Même si la sécurité est un motif légitime, l’État est maladroit dans cette affaire. Sans préavis ni compensation, son intervention radicale
a brisé la vie de plusieurs habitants qui souffrent la précarité depuis plusieurs années. À cause d’une administration de piètre qualité, on
colle l’étiquette « SDF » alors que ces gens ont payé toutes les taxes foncières. Victimes des préjugés, ils n’ont aucune aide du gouvernement.
Tout ce qu’ils ont obtenu est les promesses de logement social qui n’ont jamais été concrétisées.
Face à la politique hypocrite, la communauté a fait preuve de résilience. Les membres ont dû se débrouiller en occupant des emplois parfois
ingrats. L’arrivée du tourisme est considérée comme une bouée de sauvetage magique. La décision de fermeture est comme une douche froide qui
vole tout l’espoir d’une vie meilleure. Pour les habitants du quartier, il y a un sentiment d’injustice très profond.
Tourisme de masse ou tourisme vertueux ?
Compte tenu de l’émergence éphémère du site, il est difficile de trancher la frontière entre les deux formes opposées. Si on met le curseur
sur le volume de visiteurs, nous sommes effectivement dans la zone du surtourisme. Selon notre observation, le pic intervient vers 19h. Plus
de 1000 personnes se ruent vers les rails, alors que le quartier compte seulement 400 âmes. Les gens viennent spécifiquement à cette heure pour
assister au passage du train. Dès que le dernier wagon quitte le quartier, le flux chute drastiquement. Les habitants reprennent aussi tôt la
routine. À la nuit tombée, la voie ferrée retrouve son visage mal éclairé .
À ce point, on constate que la vie du quartier n’est pas trop bouleversée par le développement récent du tourisme. Autrement dit, le flux
n’atteint pas encore le niveau de saturité pour déclencher la touristophobie. À part le comportement déplacé des visiteurs, la transformation
du quartier va plutôt dans le bon sens. Le tourisme apporte plusieurs impacts positifs pour la vie des résidents.